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Rue de Turenne

01/01/2016

Rue de Turenne, décembre 2015

 

Christophe Cuzin et Sylvie Ruault sont plasticiens. Réunis dans un appartement privé transformé en lieu d’exposition le temps d’un week end, chacun a « quartier libre » pour (y) exprimer sa créativité particulière.

Christophe Cuzin, qui se définit comme peintre…« en bâtiment » tente une sublimation du lieu par une création in situ. Son œuvre reproduit à l’identique les mesures de chaque mur  du site telles qu’elles ont préalablement été consignées sur le plan de l’appartement, approximations comprises. Des résonnances iconiques avec le travail plastique de Joseph Kossuth sur le concept du référent sont manifestes.

Sylvie Ruault suit pour sa part une autre ligne créative consistant dans la récupération et l’exploitation de rebuts, de déchets ou des chutes de matériaux glânés dans des usines. Son travail consiste dans leur réinvestissement dans des objets esthétiques en « plus ou moins » trois dimensions. Sans effet poétique particulier, chaque œuvre s’intitule selon un protocole descriptif reprenant des liens avec le site de production d’origine.

 

Ce que les deux artistes disent de leur travail, ce qu’ils y décrivent comme un engagement esthétique et personnel demande réflexion. Pour intéressant que soient les arguments parallèles aux œuvres, je perçois, pour ma part, des idées brutes d’avantage que des projets avancés, des intentions premières et des productions plastiques à la fois naïves et paradoxales, parfois contradictoires avec les dires de leurs auteurs respectifs. Jusqu’à même induire quelques liens avec des pratiques plus naïves et formelles que réellement projectives. Les deux propositions méthodologiques dont on peine à saisir à la fois les enjeux et la cohérence, les objectifs créatifs et les moyens mobilisés, vs les univers de conception respectifs semblent ainsi démentir ce dont chaque artiste entend se prévaloir, et peut-être, un peu rapidement rendre sensible.

Christophe Cuzin a donc choisi de travailler dans une stricte orthodoxie artistique conceptuelle, selon le fil éthique de Donald Judd pour lequel il a jadis travaillé comme assistant. Récusant pour partie mon rapprochement avec le travail spécifique de Joseph Kossuth, il me dit pratiquer une peinture plus allusive à ses codes traditionnels qu’à compter d’une césure théorique (à travers l’idée du référent, selon Kossuth. Pas de tableau en tant que tel donc, pas de substitution sémantique des matériaux du peintre, pas de geste auctorial ou de signature manifeste, la production ne consiste qu’en la reprise de tout ou partie du plan de l’appartement dont on a parlé. Ce qui se présente visuellement consiste en une mise en scène graphique du lieu à travers des flèches et des mesures des surfaces de ses murs, les volumes qu’ils dessinent, son squelette architectural et l’exposé de certaines de ses côtes, le tout renvoie à une mise en abîme des espaces intérieurs et des vides. Bien qu’il me dise ne plus produire d’objet artistique depuis 25 ans, il se défend d’agir ou de réagir en sculpteur ou en créateur d’objets plastiques. Je lui oppose cependant mes réserves sur son argumentation, l’œuvre présentée tient, me semble t’il, plus volontiers d’une pratique de scénographe ou d’artiste installateur et de sculpteur que d’une pure sensibilité de peintre, laquelle s’exerce plastiquement plutôt l’intermédiaire de champs colorés. J’ajoute que son autodéfinition comme « peintre en bâtiment »  confirme l’imprécision de son argumentation dès lors qu’à l’image du bâtiment est aussi attachée celle d’un objet en volume. Pour ces raisons, la pratique de Christophe Cuzin m’incite à penser qu’elle s’incère dans le champ de la sculpture peinte et des concepts invitant à réfléchir à ce que peut la couleur vs ce que la peinture peut apporter au sculpteur.

Les œuvres de Sylvie Ruault se présentent comme des assemblages de tailles variables d’éléments ou de matières diverses et colorées. Cela donne parfois une composition figurative et la présomption d’un théme, parfois un montage abstrait auquel son titre apporte une légitimité relative. Par exemple, cet ensemble de demi bouteilles vides préalablement coupées dans le sens de la hauteur et alignées en bas relief sur un semblant d’étagère dessinée le long d’un mur dont la couleur blanche a été artificiellement verdie. Christophe Cuzin m’invite à y voir un clin d’œil à Morandi. J’acquiesse ; Sylvie Ruaulx émet de son côté des réserves. Je l’invite à me guider quant à un possible jeu de mot sur le paradigme ou une assonance du vert dans un esprit Dada. Pour l’essentiel, il s’agit, à ses yeux, de « jouer » avec l’épaisseur de l’enveloppe des flacons… dont je fais remarquer qu’elle est physiquement et visuellement insensible… Dans une autre pièce, un reste de panneau en polystyrène usagé semble devoir rappeler une peinture « matièriste ? ». Je cherche un engagement plastique autre qu’un « détournement » ou l’effet d’un réinvestissement poétique. Je tente des rapprochements esthétiques et/ou culturels. En vain. L’élémentarité objective de l’assemblage résiste.

Comme je l’ai indiqué, l’actualité des œuvres de Sylvie Ruaulx m’intrigue d’avantage par sa superficialité historique et conceptuelle. Non que j’estime le thème du Superficiel hors de toute réflexion ou toute portée créative, plastique s’entend puisqu’il s’agit d’une exposition d’art plastique, je pense aux expérimentateurs proches de Fluxus. Tant par les origines de son inspiration que par ses outils de conceptions, les œuvres qu’elle présente me semblent manquer à la fois d’esprit et de marges. Au point de banalement tenir d’une pratique d’artiste amateur et de peintre du dimanche, chose qui n’est pas en soi condamnable, mais qui relève d’ambitions conceptuelles différentes de ce par quoi ses œuvres exposées sont argumentées.

Comme on l’entend, l’exposition laisse à la fois un sentiment de déjà vu et de déséquilibre. Le travail particulier de Christophe Cuzin séduit par son investissement qualitatif des principes de l’in situ. Cependant, en étant d’avantage habité par l’apparence auctoriale de son travail que soucieux d’éventuelles contradictions expressives, il ne convainc pas.

 

Décembre 2015

L'amour des commencements (pour faire suite à J.B. Pontalis)

26/12/2015

« …L’hésitation, l’indécision, le tâtonnement, les reprises, les recommencements, sont visibles à chaque coin de la toile » écrit et déplore Emile Verhaeren en juillet 1885 à propos de Camille Pissarro, propos qu’il reprend en 1927 dans Sensations d’art, p.180.

Qu’il est sot ce Verhaeren, qui, croyant analyser et critiquer explicitement, mais de façon désobligeante, la peinture de Pissarro (et des Impressionnistes), énonce en fait ce qui alimente et argumente à la fois le fond et le rythme des recherches du peintre exclusivement attaché à la création en acte.

Ces recherches sont pour ma part l’ouverture au sens de l’esquisse et de l’apparition, de l’ébauche et du repentir en peinture. Ce sont des moments, des pauses, des découvertes et des engagements constants et toujours critique du travail d’approche qui, toutes choses égales, renvoie à ce qui impressionnait en profondeur J.B. Pontalis quand il évoque un possible et naturel Amour des commencements sans cesse haletant. Comment dans ces conditions s’étonner de certaines imperfections de l’exécution, de ces détails évidemment abandonnés au sort de suggestions au départ informelles, de contours et de surfaces que quelques gestes légers ne semblent que survoler ? Et la toile ou la feuille, à peine saisies par la fugacité de l’attention qui sera oubliée au profit d’une image, « mais-de-quoi ? » parce qu’ouverte à ce qui advient. Et le regard, passant par cette imprécise image laissée telle une composition volontairement à distance de tout titre pensable, encore animée par ses improbables vraies et seules apparences…

Pissarro, humble fou des choses surgissantes et sensibles, son attention appliquée à un flou naissant, à un mouvement miraculeux du vent, à la configuration imprévue d’un paysage insolite… Pissarro humble matérialiste de « ce qui reste à faire », pour rendre honneur à l’immédiateté du seul temps présent…

Verharen, remarquable poète, souvent, mais parfois pédagogue inutile…

Sarah Feuillas, au plus sensible du sculpté.

18/10/2015

Sarah Feuillas pratique la sculpture.

Tout paraît être dit, et il faut en ce sens croire qu’elle se préoccupe avant tout de volume, qu’elle crée et produit en conséquence des objets imposants, de diverses silhouettes et de diverses matières, quelles que puissent être les formes qui en résulteront.

Son atelier, vaste lieu en forme de hangar situé à Arcueil, partagé avec d’autres artistes, fait d’abord penser à une remise et un terrain vague, voire une friche, sous réserve de ce qu’enseignent les diverses friches récupérées et transformées par des artistes de toutes disciplines depuis quelques années. Dans la partie qui lui est  réservée, l’atelier de Sarah Feuillas se présente comme un terrain d’aventure où on imagine son attention vive. Il se trouve que notre conversation commence précisément sur ce qui vaut au terrain vague de dessiner une sorte de lieu indéfini, toujours virtuel et sans limite assignée, un peu théâtral et dépendant de ses occupants, un ensemble ouvert où les idées de curiosité et de défrichage s’entendent et s’activent comme des voyages constamment imaginaires…

 

Nous nous entretenons sur l’origine de son travail qui, d’un abord qu’elle ne quittera pas, se prévaut d’aventures et d’engagements créatifs. Elle parle d’emblée de photographie, discipline artistique à travers laquelle elle s’est en premier lieu imaginée artiste, qu’elle a quittée un temps pour des pratiques d’installations in situ où elle dit trouver depuis deux ans d’inattendus réinvestissements.

Nos échanges à juste raison divaguent, filent plusieurs chemins en même temps, digressent. Il est question d’architecture, de chantiers et de lieux construits, de paysages citadins, de voyages d’études et de résidences d’artistes à l’étranger, Japon, Moyen-Orient… Les musiques expérimentales et méditatives de Philip Glass ou de Lubomyr Melnyk sont citées, elle dit évoluer dans leur proximité plastique minimaliste. La danse advient aussi dans la conversation, une danse là encore expérimentale, incarnée dans des engagements du corps fondamentaux, des gestes simples, presque quotidiens, avec l’extrême orient et la danse Buto en palimpseste. Le Ma, ce dialogue philosophique spécifiquement japonais sur les liens entre vide et plein, proximité et séparation, est cité, rapporté à l’essentialisme qu’on évoquait. « J’interroge notre parcours, notre démarche, je questionne tous nos gestes, nos habitudes, notre pensée première et nos instincts. L’étranger est par définition contraire aux habitudes. » dit-elle.*

La photographie qui l’intéresse est celle de paysages architecturaux, de volumes recréés par des plans obliques, verticaux et horizontaux, de jeux de lumières sur les reliefs comme des pans et des masses de diverses formes ; tailles et aspects suggèrent par rémanence une composition in situ. Echelles et distances, proximités ou lointains, espaces et corps au départ allusifs deviennent presque physiques par la force des codes de compréhension. Les deux dimensions du subjectile même impliquent un objet esthétiquement recherché qui, toutes choses égales, fait que l’expression plastique de et par la photographie peut incarner par métonymie une conception sculpturale. Nous échangeons sur ce que représentent des vues où on décode que des ensembles d’habitations identiques regroupées en blocs fantômes, en pyramides faussement aztèques, sont en partie là pour d’indicibles ou d’incomplets objectifs urbanistiques, murs et villes aux destinées bizarres, parfois inavouables, bâtisses se percevant comme oniriques à force d’être inexpliquées ou indescriptibles… Images égrenant ou témoignant de forteresses plus ou moins volontaires, élaborées dans des modules géométriques basiques et arbitraires, ou le semblable règne sans discernement, sans âme… Elle cite Paul Virilio, architecte et esthéticien qui s’est beaucoup intéressé aux bunkers… Sans nier ce dont les vues témoignent historiquement, Sarah Feuillas observe pour sa part des scénarios de formes et de configurations visuelles, remarque des écarts avérés ou supposés entre les choses, note des horizons ouverts ou bouchés, « des espaces sous pression ». Elle sait que la nature plate et apparemment neutre de la photographie tranche avec le réel saisi par l’image, qu’après celui des volumes décrits, cette dernière témoigne en sus d’autres natures, notamment celle du temps : durée, présent, pause, moment, époque, palpabilité… « J’utilise la photo pour la perspective dans l’image et l’espace où se trouve l’image » tient-elle à préciser. Immédiatement se confirme qu’elle pense plus qu’en deux ou trois dimensions…plus surement quatre. Subtilement s’immisce son histoire métaphysique du temps, dans les interstices où l’aura de l’image, telle que définie par Walter Benjamin, fait date.

 

Sous quelles perspectives sa sculpture, qui par les principes de l’installation plastique se veut à la fois discrète et réservée, soutenue et expérimentale, se profile t-elle pour être plus questionnante que manifeste, peut-être davantage notionnelle qu’illustrative, probablement animée par une respiration plus intérieure que par un regard ordinaire ? L’entropie et le chaos l’interpellent, lui suggèrent par la grâce de l’intemporel une définition paradigmatique de l’inattendu. Mon attention se porte sur des œuvres en cours qu’elle a regroupées sur une table, l’idée d'une thématique se dessine sous mes yeux avec des sortes de constructions de bois assemblées comme des charpentes autour d’un vide intérieur complexe dont elle entend façonner la présence par une empreinte-coque transparente en verre soufflé. Métaphores ?

On songe à Richard Dicon, dont elle admire le travail artistique et dont elle a suivi les cours au Beaux Arts de Paris, aux empreintes sculpturales intitulées Souffles de Guiseppe Penone… Elle me dit plutôt penser à des architectes, je les imagine incarnant dans leur travail des recherches esthétiques déviant de leur discipline. D’une autre façon, je lui dis percevoir des réminiscences d’Art Conceptuel, une proximité avec certaines esquisses architecturales de Frank Gerry, de Jean Nouvel, quelques ressources inventives de Renzo Piano autour des espaces intermédians, les divagations de quelque designer attelé à entremêler autant que possible et sans préjugé chacun des composants du langage plastique… En s’instaurant de façon progressive et aléatoire depuis les premières idées, et en y restant durant le travail plastique, on voit affleurer le scénario d’œuvres paradoxales, simultanément faites d’une installation programmée et d’une pièce indépendante, qui bouscule les codes physiques et sensoriels. Le temps encore s’invite dans nos échanges où l’évolution des formes plastiques fait sens d’un mouvement créatif pour elle infatigable. Sur leur plateau de présentation, les maquettes ne se cachent pas d’être comme les storytellings palpables de « Ma » impromptus et intuitifs.

 

D’où vient l’acte de sculpter pour Sarah Feuillas ? On entend que ce n’est pas fabriquer abstraitement des « choses en 3D ». Est-ce alors celui qui procède de la création d’une enveloppe esthétique ou celui qui met en ondes ce qu’en peuvent révéler ses échos symboliques ? Sa démonstration régulière qu’il faut éviter de travailler là où la création plastique suit des voix déjà entendues confirme un doute ontologique…

Entre vide et plein, creux et entour, quelque chose d’une épaisseur tantôt infime et poreuse, tantôt transparente et partiellement indistincte de l’architecture semble confirmer en sourdine que pour Sarah Feuillas la sculpture habite ses hypothétiques aventures scénaristiques en les traversant. On sait par ailleurs qu’en sculpture, la complexité tient de ce par quoi l’exposition de l’œuvre finale passe : mur, salle ou lieu­, distinction entre dedans et dehors, extérieur et intérieur, socle vs estrade. Selon elle, l’œuvre ne saurait être conçue sans réflexivité, que ce soit celle du spectateur ou celle de l’artiste, de sorte que le lieu d’exposition et sa configuration esthétique et/ou l’invitation faite au public de réagir pour questionner son mode d’existence contextuelle, l’engagement du temps de la présentation filent, à n’en pas douter, des intelligences créatives qu’il faut chaque fois mobiliser spécifiquement. D’où la question qui surgit régulièrement à propos des techniques disciplinaires que je la soupçonne de traiter par la relativité et l’ignorance factuelle pour mieux les surpendre, parce qu’elles initient ou engagent le sens de la plasticité sculpturale.

 

Peut-être faut-il alors percevoir l’expression visuelle des créations plastiques et scénaristiques actuelles de Sarah Feuillas comme d’autres pratiques d’installations in situ qui lui sont familières parce qu’elles présument des modes de fusion et de détachement dans les deux sens d’une pratique d’auteur par ailleurs argumentée de l’extérieur ? Il y a aussi cet investissement de la photographie, toujours par nature un peu étrange, voire du photographique, toujours parallèle au réel, mais dont elle semble prévenir qu’image ou pas, ce qui est présenté est symboliquement spatialisé et quelquefois projeté par un « dessin » en trois sinon quatre dimensions. Cet investissement se trouve être pour cela inversement « producteur d’espace paradoxalement naturel ». A l’instar de Constantin Brancusi ou d’Alberto Giacometti dont on sait l’intérêt très conceptuel qu’ils filaient en élaborant chacun à sa manière les histoires de leur sculpture par un socle particulier**, Sarah Feuillas semble travailler à évoquer que l’idée d’une image, fût-elle photographique, peut orienter la lumière dans son travail pour la sculpture.

 

Notre conversation poursuit ses cheminements. De multiples projets  se dessinent, toutes disciplines et toutes techniques confondues. Dans son territoire d’aventure, les pièces disposées sur la table sont de celles qui devraient être prochainement présentées pour son exposition au Centre d’Art Contemporain Aponia. Mais elle hésite encore… Pas sûr que ce ne soit que ça. Elle dit imaginer un dispositif expressif cumulant des photographies et des objets en volumes, le tout mis en espace ou se répondant par écho et ondes dans le Centre d’art. Son intérêt pour les installations la guide, elle veut éveiller, déposer les évidences, réveiller donc. Sa sculpture va s’incarner dans la présence romanesque de quelque chose qui a pour enveloppe la potentialité de faire corps.

D’où son geste sculptural allusif et sans histoire, attentif à l’objet de son travail parce que saisi par les aventures plastiques de ce qui s’y incarne en s’instaurant. Donc toujours en lien avec l’idée de créer sans convention établie. Juste le temps sensible de la sculpture.

 

Alain Bouaziz, juillet 2015

 

 

* Les citations en italique sont de Sarah Feuillas.

** L’édification plastique du socle est, pour Brancusi, un geste intégré du travail sculptural. C’est ce geste d’instauration qu’il argumente comme une sorte de « piédestal conceptuel » dans ses entretiens et ses notes. L’importance suggestive que Giacometti accorde à la forme et la taille des pieds, dans « L’homme qui marche » par exemple, suit un processus proche, avec d’autres moyens, évidemment moins abstraits, mais tout aussi visuels et sensibles. Voir : L’atelier de Brancusi, catalogue d’exposition, éd. Centre Pompidou, Paris 1997, ouvrage collectif. Alberto Giacometti, Ecrits, Hermann, Paris 1997.

Noé Soulier, la danse dans son statut

18/10/2015

Le récent spectacle offert par Noé Soulier au théâtre de la Bastille a quelque chose de réjouissant. Depuis en effet longtemps, l'occasion de voir un (jeune) chorégraphe interroger le sens du travail de la danse semblait manquer, la danse paraissant se limiter à produire de l'estampillé "moderne" à partir des seuls moyens techniques initiés par l'époque ou selon les apparences que le marché de l'art entend borner. Fortement avare d'artifices et réfutant toute confusion avec la pure ou seule technique ou les objets d'une quelconque système scénographique, le chorégraphe a donc décidé de se pencher sur l'origine de son art, à savoir le geste et ses ampleurs.

Sur la scène dépouillée, et à la juste mesure de son cadre architectural, donc, six danseurs évoluent ensemble ou séparément à partir de mouvements ordinaires sublimés par l'esthétique de leur passage dans le monde de la danse. La pièce, conçue comme un "Event" et une suite d'"Event" séduit et amuse par les récupérations de mouvements issus des arts martiaux, par l'humanité des reminiscences détournées des gestes du travail ouvrier ou domestique, par l'observation aiguë et réactive du chorégraphe pour ce qui bouge, change vite ou par saccade en créant de la surprise, par les argumentations sculpturales rendent la lenteur possible d'un geste vers sa durée impalpable au prétexte d'une brève pause. N'étaient ce ses influences ou sa culture manifestement marquée par Trisha Brown, Merce Cuningham ou William Forsythe, son travail sur les séquences et les rythmes pourrait passer pour radicalement moderne dans une époque parfois plus simiesque que critique du marché de l'art. Demeure un souffle salutaire aussi ambitieux que celui de ses inspirateurs. On ne lui fera pas grief de vivre passionnément sa réapropriation des leçons de l'histoire comme un tout aussi égal et nécessaire dépassement critique du présent. 

Alain Bouaziz