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09/04/2019
J’ai plusieurs reproductions de « L’homme à la pipe » peint par Cézanne. L’original actuellement visible à la Fondation Vuitton (Collection Courtault) permet de voir ce qu’aucune d’elles ne parviendra jamais à rendre réel : l’invraisemblable doute du peintre attelé à sa tache, aspiré par son aventure picturale, perdu sur ses chemins de pensée, égaré parmi leurs voies de traverses inventives, dévoré par son désir inexpugnable de créer et faire sens d’une réflexion authentiquement dialectique entre la trace et la mémoire du geste qui peint. Cette peinture brille d’une suite d’expériences absolues.
J’ai pareillement divers livres rapportant des œuvres de Pissarro (des années 85, 90 etc), certains paysages peints par Sisley ou Seurat, quelques études aquarellées de Turner. J’ai les ouvrages montrant de célébrissimes compositions de Gauguin, des visions tout aussi célébrissimes de Van Gogh, des tableaux mythiques comme l’esquisse pour « Le Déjeuner sur l’herbe » ou « Un bar aux folies bergère » par Manet, voire « Une gare Saint-Lazare » peinte par Monet, un Degas purement expérimental, un Lautrec plus fantasque que jamais, des Renoir tout de rêves et de sentiments conçu… Cette exposition me redonne le pouvoir d’à nouveau en vivre certains à vif et non par procuration. Et « L’homme au chapeau » ou quelque paysage truellé, « mouillé » ou vivement crayonné par Cézanne en font partie. Et le musée d’Orsay ou l’Orangerie des Tuileries et le Petit Palais ne me suffisent plus, et Amsterdam ne me suffit plus non plus ; j’ai l’impression à la fois idiote et sublime de tous les vouloir près de moi en même temps, de pouvoir y être heureusement perdu, oublié par les gardiens, porté par mes rêves intérieurs de beauté et de profondeur picturale. Habituellement à Londres, une partie de la collection Courtault est pour quelques temps à Paris, à la Fondation Vuitton…
07/04/2019
La Biennale de Gentilly permet à 40 artistes d’exposer leurs créations dans un collège désaffecté. La demande implicite de tenir compte des lieux rapporte les œuvres à des pratiques de productions in situ : installations, scénarisation diverses de travaux de toutes natures et toutes pratiques.
L’attrait pour le spectaculaire chez certains, le fait de se contenter d’accrocher leurs œuvres chez d’autres, dans une résonnance seulement factuelle avec les lieux a parfois quelque chose de gênant, surtout lorsque que l‘état d’abandon du site paraît esthétiquement plus intéressant.
Je retiens particulièrement deux œuvres d’une plasticité et d’une beauté poétique émouvantes :
la première, sobrement présentée dans un couloir desservant des salles de classe consiste en une série de petites peintures majoritairement en noir en blanc sur le thème du métro. Stéphanie Viot a subtilement puisé dans la pénombre des tunnels et des trajets, la fugacité de formes passagères et floues. L’artiste indiquant travailler à partir « de moments du quotidien, des impressions de lieux » produit dans des ambiances hallucinantes et mémorielles des puzzles visuels inattendus. Alignée sur un mur aux allures de chantier abandonné, l’ensemble est simplement présenté comme une série de cases successives. Son parcours fait l’effet d’un film de voyage énigmatique d’une efficacité et d’une beauté plastiques parfaites.
Magali Cazo fait d’un réduit aux murs usés, « une paysagerie » de lieux imaginaires (l’expression est d’elle). Pas d’histoire ou de récit, juste des aperçus et des évocations à partir desquels l’artiste utilise, récupère et finalement réinvente le lieu comme Peter Brook a jadis sublimé avec une extrême délicatesse poétique l’atmosphère de délabrement du théâtre des Bouffes du Nord. Le travail de Magali Cazo se compose de plusieurs séries de dessins de dimensions (très) modestes. Certaines ont l’apparence de peintures réalisées sur papier buvard A4 avec des encres de couleur, d’autres, intimes comme des cartes de visites, sont exécutées à la mine de graphite à même le mur. La troisième série apparaît en couleur à l’endroit subtil d’une crevasse ouverte par un décollement de peinture, tantôt le long d’une fissure irrégulière, voire comme par accident à l’occasion du soulèvement d’un lambeau de peinture décrépie. Le regard embrumé d’imagination divague au milieu de ces microcosmes. Un silence intérieur accompagne ce spectacle visuel où flottent et baignent les rêves légers comme l’air de l’artiste. C’est étrange et somptueux, d’une culture merveilleuse et d’une sensibilité plastique proprement stupéfiantes.
Après quelques réserves mesurées en préambule, d’autres œuvres attirent l’attention. La galerie de héros masqués dessinés photographiquement par Marie Boralevi témoigne d’une technicité remarquable. Quelque peu limitées à leurs sujets, les œuvres peinent à faire oublier un travail antérieur plus critique, plus ouvert et davantage créatif de Françoise Pétrovich sur un sujet esthétiquement proche.
Avec sa scénarisation proprement théâtrale, l’environnement spectaculaire imaginé par Frédéric Oudrix crée l’évènement par sa belle emprise dans le collège désaffecté. Si elle ne brille pas d’invention plastique, la construction spatiale du paysage symbolique qu’il a installée illusionne avec réalisme.
21/03/2019
Progress Galerie.
L’exposition s’intitule « Parmi les choses », elle est initiée par Margaret Dearing et Marion Delage de Luget. 10 artistes sont réunis autour de la question : « Quand l’objet de l’art, c’est l’objet ». Assez commun, quoique toujours surprenant et mobilisateur, le thème n’en permet pas moins de considérer comment des artistes actuels, jeunes pour la plupart, se saisissent du concept imaginaire naguère profondément labouré par Marcel Duchamp et Dada. Traversée par l’humour et la sagacité plasticienne des artistes retenus, l’exposition a des allures de capharnaüm créatif. Margaret Dearing produit une série de photographies métamorphosant la focale d’un sujet central en subterfuge et en paradoxe environnemental. Ses regards et les vues semblent se présenter comme des occasions de débusquer dans le quotidien l’apparence d’impressions subites. Sa culture plastique en forme de gai savoir permet à Sylvie Ruaux de composer des sculptures aux allures de stèles, de totems ou de portraits. Tantôt hiératiques et fantasques ou drolatiques et oniriques l’artiste vise en chacune un pile ou face esthétique et poétique avec le recyclage de produits industriels. Les œuvres, arbitrairement réparties et rangées sur des étagères donnant l’illusion d’une mise en abîme de l’exposition en même temps qu’une vitrine éclairée de façon théâtrale sont traversées par une ambiance à la fois intime et pop. Sylvie Ruaux performe ainsi une installation entre arts du spectacle et spectacle de l’art. C’est d’une qualité et beauté esthétique impressionnantes. Miguel Ange Molina reprend l’ironie d’une table renversée sur un mur et renvoyant l’apparence de son plateau à une peinture aux accents cinétiques… Partout dans la galerie les retournements usuels sont illustrés à travers des réappropriations subjectives variées. Si rien n’échappe à une comparaison avec des décontextualisations du Ready Made, chaque création joue l’hors d’usage et l’ironie d’un égarement volontaire avec autant de sagacité que de réactivité.
Galerie Rabouan Moussion, Hervé Télémaque.
L’exposition commence par une sorte de rétrospective avec des œuvres pour certaines datées des années 70. En fait le festival ne fait que commencer pour évoluer en feu d’artifice avec quelques tableaux actuels où Télémaque montre des manières de penser la peinture par ses gestes d’artiste avec une fraicheur inouïe. Dans la grande salle de la galerie, le tableau « A l’en Guinée » (Aller en Guinée), long de 10 m et de la taille de l’atelier du peintre déroule un horizon poétique et mental dans l’art des inachèvements supposés simplement beau et créatif. Télémaque, toujours inattendu par ses méthodes et ses projets de travail parvient à rendre utile le moindre aléa de son travail. Il faut voir avec quelle dextérité le moindre incident de parcours, la plus petite touche du pinceau, quelquefois une éventuelle maladresse, et pourquoi pas, un simple laisser aller, le fait de projeter un accord de forme et de couleur, chaque instant du travail entraîne sa peinture dans une aventure sensible. « A l’en guinée » et les autres œuvres réunies, mêlent autant des formes puisées dans la réalité que de sujets symboliques, politiques, oniriques ou savants prélevés dans l’histoire de l’art. Télémaque fascine par ses vagabondages autant que par la construction poétique de ses thèmes de travail visuel.
Yousef Korichi, chez Suzanne Tarasieve
Des grillages agrandis, cadrés pour produire des effets de surface, sont peints en trompe l’œil. Parfois il y a une tentative d’ajout d’effets cinétiques, d’angles de vue ou de cadrages transgressifs vers des effets d’anamorphoses. D’autres fois, les mesures macrocosmiques de certains tableaux suggèrent sur un mur une tentative d’œuvre in situ et un nouvel effort d’interprétation irréaliste. D’autres œuvres également de dimension importante présentent des ciels et des nuages également peints photographiquement en couleur. L’intérêt pour cette peinture techniquement conventionnelle, littérale sur le fond et par ailleurs datée passe vite. (voir les perspectives picturales de Gérard Schlosser, Jean Olivier Hucleux, Denis Rivière…)
Rada Tzankova à la Galerie Mansart.
S’agit-il d’un travail d’illustration ou d’échappées graphiques pures ? Conçus comme les détails accumulés d’histoires sans paroles, de fresques murales composées comme un conte-fleuve ou comme des épopées, qu’ils soient les écrans translucides d’un rêve récité sans ponctuation, les dessins peuplés et fourmillants de tout de Rada Tzankova brûlent d’une fébrilité imaginative et narrative jubilatoire.
Galerie Federson, Jean-Philippe Lagouarde…
Des tableaux vaguement cinétiques, fabriqués en comprimant verticalement des tranches de livre afin de semble t’il de profiter du mouvement d’affaissement et d’ondulation naturelle des pages. Rien d’intéressant ou étonnant.
« Vitality » par Kim Chong-Hak chez Valentin.
Les tableaux réalisés au doigt (comme le montre un documentaire de l’artiste dans son atelier) sont vastes, hyper colorés, couverts sans focale jusqu’aux bords. Ils représentent dans leur majorité des fleurs chatoyantes. Quelques rares œuvres de très grand format traitent aussi d’environnements végétaux ; le peintre a cru devoir les composer dans une ambiance aquatique ou de broussailles et forestière. La nature passionne l’artiste qui, littéralement, déborde d’attention pour elle en l’illustrant de manière aussi expressive que descriptive. C’est décoratif, festif pour le regard, apaisant pour l’esprit, joyeux comme un jardin extraordinaire dans son salon. Mais il faut aimer la patouille aux dimensions d’un vaste mur.
Jean Michel Othoniel chez Valentin encore…
Soit une quinzaine de sculptures, ou plutôt de compositions en volumes réalisées au moyen de ces briques de verre ou de métal qui, depuis plusieurs années, portent sa marque ; c’est son truc, qu’il présente comme une technique personnelle et qui agit comme un module signature. Naguère, l’artiste s’employait à user de perles de verre de toutes sortes, colorées ou non pour créer des formes plastiques à la fois drôles et élégantes, délicates et spectaculaires. Disposées comme des installations, les œuvres apparentées à des volumes de pixels ou des montages en briques Lego imitent pauvrement une rivière bleue, une agora en forme de borie, quelques hypothétiques détails d’architecture… On échappe heureusement à la stupide vague en forme d’éboulis de briques noires présentée à Sete. Et on est loin du bel environnement spectral de travail d’atelier et de recherches présenté à Montpellier la même année dans le Carré Sainte-Anne. Bref, on a un parfait exemple de créativité appauvrie par l’usure formaliste d’un procédé signature et le spectacle lassant de son adoubement commercial. Résumé : vide de sens et déliquescente, l’expo fait chier !
« Dilution d’un récit » galerie Bertrand Grimont
Une belle occasion de voir réunies des productions fondées sur le seul médium de l’aquarelle vs le travail à l’encre et au lavis vs la fluidité et la transparence des formes, l’apparente instabilité, les contours et leur évitement supposé, « l’imagination de peindre le rêve au gré de son inspiration et d’images vaporeuses ou évanescentes »… L’expo vise le haut avec les créations plastiques réflexives d’identité visuelle de Louise Bourgeois, Barthélémy Togo, Françoise Pétrovitch et Chloé Julien (commissaire avec Isabelle Levenez et Clara Daquin). Le reste est plus mécanique (Florence Lucas et Isabelle Levenez) ou seulement aimable.
Chez Templon rue Beaubourg, Abdelkader Benchama
Tout n’est que geste du dessin appliqué directement au mur, à la brosse, au pinceau… C’est envahissant, vaste, ça occupe l’espace, c’est de fait une installation. Le thème est la mémoire cérébrale, est-il écrit. Ça et là des travaux sur papier mélangés aux inscriptions murales semblent se perdre dans les traits ou pointer des focales plastiquement inconsistantes. Seul le thème fait image.
La proposition est en son principe très esthétisante. Les travaux sur papiers semblent prolongés hors de leur format pour se répandre sur les murs dans une confusion revendiquée.
Sous son aspect spontané, la figuration transgressée par le geste tachiste et répétitif peine à servir de fond à ce travail. L’ensemble, assez banal, scolaire et proche de l’esbroufe est partout plus spectaculaire que plastiquement intelligent et créatif.
Chez Templon rue du Grenier Saint Lazare, Jules Olitski et Anthony Caro.
Une nouvelle formidable occasion de voir beaucoup de peintures d’Olitski et de somptueuses sculptures de Caro. Chacun joue avec l’espace et le socle, celui intellectuel du tableau sublimant le mur devant lequel il est placé, autant que celui du sol et du volume physique à travers la sculpture saturée de vides, de pleins et de pans opaques orientés dans toutes les directions. C’est sensible et lyrique, fin et subtil dans la construction plastique, malin et réactif comme les deux artistes dont la galerie veut pour l’occasion rappeler l’amitié conjointe et le style historiquement daté.
Julio Paolini sur les deux sites de la galerie Marian Goodman
J’avoue avoir toujours été intrigué par les assemblages sensibles, les détournements photographiques, les montages faussement bricolés et les installations savantes de Paolini. Sa culture de l’art italien paraît sans faille, ses suggestions historiques personnelles de même que l’opportunisme de son humour visuel semblent inépuisables. Il s’agit une fois encore, d’un travail de relecture imaginative du concept esthétique d’image mentale. « La pittura e cosa mentale », « e cosa poetica » au minimum, mais d’abord « cosa umoristica e umanista ». On se régale en regardant de quelle façon il réinvente une origine du dessin, avec quelle tranquillité plastique il évoque sa place de spectateur face à son œuvre, avec quel aplomb il détourne ironiquement la dévotion devant la technique. La raison doit selon lui être légère, la culture doit être sensuelle, il faut subjuguer sur le fond, il faut que la forme soit une traversée sidérante de l’esprit. Ça donne le droit de redessiner les chemins de la perspective, le droit encore de s’envoler avec les anges et les dieux, pourvus qu’ils restent des sculptures… C’est somptueusement mis en espace et en scène.
Galerie Ceysson & Bennetiere
C’est assez troublant qu’une exposition de peintures actuelles semble être une rétrospective d’œuvres et d’artistes d’une autre histoire. C’est de fait l’impression qui ressort en voyant l’accrochage de la galerie Ceysson § Bennetière consacré aux dernières œuvres de Lauren Luloff, œuvres dont le moins qu’on puisse dire est qu’au premier abord, elles rappellent les productions des années 70 et de Support-Surface vs la pratique encore « un peu » actuelle de Louis Cane ou de Claude Viallat ou Patrick Saytour, parfois jusqu’à l’analogie.
La galerie, qui de toutes façons représente les artistes de la génération Support-Surface poursuit en quelque sorte sa ligne. La question de leur actualité théorique et plastique demeure par ailleurs, actualité d’artistes aujourd’hui âgés et occupés pour certains par d’autres pratiques, histoire d’un art et d’une esthétique qui tient à rebours de son chapitre conceptuel.
Pourtant, Lauren Luloff, artiste américaine, ne plagie pas et ne repense pas les visées esthétiques des artistes dont ses œuvres paraissent être inspirées. En donnant l’impression de vouloir échapper à une cohorte de plasticiens néo Support-surface d’école sévissant dans quelques autres galeries nostalgiques, ses compositions colorées sur tulle transparent parfois déchiré/relâché et laissant régulièrement voir le chassis qui les tient, soufflent avec ironie un air d’impertinence résolue. La pratique finement transgressive de Lauren Luloff à l’évidence plus instinctive et sensible que prédictive et idéologique évite ou contourne les interprétations anticipées ou programmées, calcine les attendus et file librement ses intuitions. L’écran constitué par les supports paraît fugitif, tantôt translucide tantôt insaisissable quand il est fait de l’ondulation d’un tissu ; la rigueur géométrique des compositions semble flotter dans l’approximation structurale d’assemblages improvisés, le geste pictural fond dans la matière visuelle et devient tâche, les teintes, allégées du devoir d’harmonie vibrent d’une lumière accidentelle… Dans la galerie, on ressent un doute malicieux des théories.
Galerie Valérie Delaunay, Timothée Schelstraete « sur la défensive »…
« Je monte une image comme on le fait pour une peinture, par couches, estompant, gommant, travaillant les contrastes. J’y reviens par dessus non sans amusement, il faut bien l’avouer. » Comme une opposition avec ces propos très techniques de l’artiste, les œuvres et leur sujet, à l’origine des photographies, ont été travaillés pour ne plus être que des atmosphères d’apparence à la fois mêlées et irréelles. Sans attache plastique préconçue, et cependant marquées par des transgressions expressives proches du street art, chaque œuvre peut être vue comme la surface d’une vitre embrumée par une condensation forte. Implicitement intérieure, l’expression visuelle des œuvres rend une réflexion de l’artiste perceptible sur l’image toujours codée et susceptible d’être celle du thème de la veduta (la fenêtre).
Sans cadre, ouverte sur chaque côté et choisie pour sa beauté naturelle, chaque œuvre paraît attendre son titre, ou probablement inviter le spectateur à l’imaginer comme chemin précis ou vagabondage. On l’a dit, ce sont des vues apparentes. Peut-on les évoquer en parlant de graffitis, d’empreintes par frottis, de négatifs ou de radiographies, d’un aspect poétiquement attirant d’une vitre humide parcourue de traces, ou juste de palimpseste imaginaire ? Les manières qu’a l’artiste de restructurer son adhésion au monde en multipliant les effets de tactilité du réel à travers les impressions numériques monochromes et les transparences variables du papier calque utilisé partout laissent la raison flotter. Ce ne sont chaque fois que regards obliques, la variété de diverses pentes. Et chaque fois on invente d’autres obliquités, l’une indiquant pour chaque œuvre un angle de vue imprévu, l’autre présumant l’artiste ouvert aux effets inattendus d’une pratique qu’il veut laisser divaguer, dont il veut surprendre les atouts. L’efficacité magistrale de l’exposition tient de l’extrême rigueur du travail engagé dans l’invention d’une image par principe potentielle.
12/03/2019
L’impression durable d’une production bornée par sa méthode comme style et/ou comme procédé fige la pratique qu’on supposait réflexive et conceptuelle de l’artiste dans un esthétisme aux accents seulement formels.Dominique de Beir pratique la matière et compose des objets plastiques entre tableaux et sculptures. Cette première caractéristique énoncée, une autre se dégage immédiatement, à savoir l’usage d’un motif répété en nuées ou comme une trame mécanique obtenue par perforations méthodiques du support.
Dominique de Beir pratique l’art de griffer, rayer, perforer ou creuser de multiples façons divers supports comme du polystyrène, des cartons industriels voire du papier. Les œuvres qui en résultent conservent la plupart du temps leur silhouette première, le travail de l’artiste semble conçu pour attirer l’attention sur l’esthétique de leur surface. Les œuvres présentées à la galerie sont de dimensions contrastées, leurs teintes souvent couleurs pastel sont proches d’une monochromie. Les formats sont « à peu près » rectangulaires. Une impression d’intimité et de mystère se dégage de ces recherches fondées sur un travail d’apparence, constamment soutenu et incarné par sa méthode.
Tant par analogie historique avec des productions manifestes de l’abstraction conceptuelle des années 1975/80 que du fait de leur « anonymat visuel », et sans abolir l’impression de beauté réelle issue de leur sobriété presque étique, les œuvres peinent à se dégager d’une impression d’esthétisme fabriqué. Car si l’acte de percer ou de perforer la surface des supports crée un au-delà tridimensionnel connu (voir Lucio Fontana), si la réflexivité plastique induite par l’attaque de la matière d’un support peut être jugée plastiquement intéressante, on remarque à contrario qu’ici, la transgression par la trouée dépasse rarement l’effet systémique d’un pointillisme ou une trame imprimée par report. Les œuvres, pour l’essentiel conçues autour d’une étendue simplement grêlée, imposent la métaphore de surfaces brutes ou d’un matériau trop peu transformé pour atteindre la force esthétique d’une « matièriologie » savante (voir Ernst, Dubuffet, Tobey).
Ce travail qui relève esthétiquement du minimaliste et de l’abstraction radicale (il est dit proche de l’Art Povera…!?) se courbe ou fléchit parfois en apparence figurative ; une vue juste silhouettée ou vaguement géométrique et modérément contrastée se détache à ce propos au centre de certaines productions, en donnant au reste du tableau un rôle de fond d’accompagnement. On suppose une sorte de paysage, l’émergence d’une effigie, on songe à des présences lapidaires ; sur une grande toile proche de l’entrée de la galerie, l’image de deux rouleaux de papiers disposés en regard côte à côte supposent une histoire. Comment apprécier ces toiles prétendument incarnées par une démarche minimaliste et qui donnent le sentiment d’une création non pas disruptive mais évanescente et littérale ? On cherche à comprendre en quoi les perçages toujours aussi présents, mais ici agissant comme un fond lointain, apportent de la plasticité questionnante. Le sentiment d’une production axée sur la répétitivité d’un système comme style et/ou procédé fige l’intérêt réflexif et conceptuel de la pratique initiale dans un formalisme dépourvu de sens et floute l’ensemble des œuvres dans un esthétisme spectaculaire. L’inquiétude grandit quand, au milieu de la galerie, une sculpture élaborée comme un ensemble imposant d’étagères basiques constellées de (traces de) trous, semble n’avoir comme histoire que de servir de présentoir à des œuvres oubliées.
Que vais-je encore aimer de ces œuvres entraperçues dans des livres et qui, en me fascinant, me faisaient espérer les rencontrer en nombre ? Je les concevais d’une épaisseur et d’une beauté mystérieuses, à l’opposé de leur apparente monochromie, je les imaginais soutenues par une culture rhysomique, leur massivité esthétique m’enjoignait presque de les relier ou les ajuster aux épures d’un Ryman. Visibles en vrai, elles me suggèrent de revenir sur mon impression d’un travail sans filet.
10/02/2019
« Amours » au lieu d’exposition dit « la Plateforme ».
Ce titre était-il trop beau ou le lieu d’expo trop petit ? Réponse difficile sinon impossible devant le nombre et la diversité apparente des œuvres, ou pourquoi pas l’aporie sur le sujet qu’inévitablement une telle thématique crée. Reste une sélection et un ensemble généreux qui, tout en imaginant répondre aussi largement que souhaitable aux entendements possibles du terme, se heurte aussi à l’intérêt plastique de propositions visuelles parfois datées et sans perspectives esthétiques. Faute d’être « des œuvres des meilleurs artistes actuels », nombre de « créations » exposées se révèlent être au mieux des reprises faciles ou/et laborieuses (et pour certaines d’une mièvrerie insigne) quand ce n’est pas des productions techniquement faibles et assurément pas des découvertes originales.
04/02/2019
La Galerie Nicolas Silin expose John Batho. On ne dira jamais assez que photographe autant de plasticien de qualité, Batho pratique avec art et fantaisie une créativité juvénile. L’expo intuitivement titrée « Déchirements » joue des images auxquelles le terme peut faire songer avec une sagacité toute en finesse. Les œuvres, faussement abstraites ou ironiquement suggestives de lieu ou de circonstances sont composées de papiers déchirés « en un certain ordre assemblés ». L’artiste joue facétieusement de l’ingénuité des compositions trouvées, voire de leurs apparences artistiques pour procéder à une prise de vue photographique des résultats en s’amusant des codes du système. Le direct et l’improvisé, le flou et le dessiné, le négatif et le positif, l’hors cadre et le contenu, rien n’est laissé vide de sens… A l’exemple de photogrammes ici « trafiqués » chaque œuvre parodie avec ironie des peintures non figuratives, des instantanés mis en scène… Des morceaux de feuilles colorées ou non forment allusivement des tas de papier et disparaissent dans des confusions de surfaces teintées. Provoquées arbitrairement et « en toute innocence », les créations de John Batho, activateur malin et imprévisible de regards modernes ouvrent une fois de plus le pictorialisme sur un questionnement de son aura.
Maryan et Germaine Richier chez Christophe Gaillard. La confrontation sur la simple base de l’expressionisme paraît forcée. L’humour dévastateur des œuvres de Maryan, ses visions toujours caricaturales et dérisoires de la figure humaine sous-tendues par les traces indélébiles d’un passé effroyable collent mal avec la quête ontologique jusqu’à l’épure de la sculpture de Germaine Richier. Qui plus est, une citation mise en exergue de Jean Genet sur l’art de Giacometti laisse difficilement entrevoir un lien esthétique approfondi entre les démarches des deux artistes. Reste le bonheur absolu de revoir quelques exemples de deux pratiques artistiques sans filet et pour cette raison avec quelques autres exemplaires (Dmitrienko, Bram van Velde, Asse, Tal Coat…).
"Dionysos et les autres" dans la seconde galerie Christophe Gaillard. Cette autre exposition au thème revigorant permet de voir des pratiques dont les auteurs ne se cachent pas d’en jouir. Je retiens pour ma part les céramiques et les peintures poétiques, définitivement drôles, fantasques et exubérantes de Marlène Moquet. J’ai songé à leur sujet à Bernard Palissy (en bien bien plus beau.) Ai-je tort ? Les autres œuvres exposées me semblent manquer de justesse formelle. Benjamin Bruneau m’intéresse cependant pour la cocasserie de ses montages imagiers.
Galerie PCP, 8 rue Saint-Claude. Tableau ou sculpture, ça part joyeusement sans cadre et dans tous les sens. Les bricolages techniques et esthétiquement burlesques de Laurence Owen laissent peu de place au doute que l’artiste s’amuse à créer sérieusement. Conçue à la fois comme un bas reliefs et une peinture sur toile, chaque œuvre imaginée comme un mélange d’extraits historiques et artistiques issus d’on ne sait où s’appuie sur une plasticité cocasse faite de bric et de broc. Accrochés ou surgissant du mur, les tableaux-sculptures surprenants de liberté formelle présentent des excroissances aux silhouettes préhistoriques, se creusent ou montrent des découpes ininterprétables, se décomposent en décalages et transparences architecturales, se tordent, ondulent ou se contorsionnent en donnant l’impression d’être des jardins rêvés ou des surprises souterraines. Sans être cependant radicalement nouveau, ce travail dynamique affiche sans complexe les libertés conceptuelles de son auteure.
Clémence Van Hutten chez Polaris. L’artiste expose des sculptures intitulées « Succulentes », du nom que portent des plantes grasses à suc. Les formes ne sont pas pour autant descriptives ou même apparemment analogiques, certaines paraissent d’ailleurs anthropomorphiques. Leur prestance esthétique de création fantasque donne une aura d’œuvre générale in process à ce travail savamment bricolé pour paraître aussi spontané qu’inachevé en étant fait d’assemblages de pièces de maçonnerie et de toutes sortes de produits bruts. A travers son installation proche de l’in situ, l’exposition en forme d’allée plantée élargie chaque œuvre d’un supplément d’expression lyrique.
Odonchimeg Davaadorj, galerie Backlash. Originaire de Mongolie, l’artiste s’inspire de ses racines et ses proximités rêvées avec son univers éloigné. Les œuvres, des évocations et des personnages délicatement dessinés et peints en lavis ou découpés avec un soin de miniaturiste traduisent un monde personnel et intimiste. Fortement illustratives et en même temps d’une plasticité toujours ouverte, l’exposition se déploie à travers des installations et des séries sur des thèmes de voyages intérieurs. Le plus frappant est le vocabulaire plastique employé. Le dessin, limité à des figurations graphiques ou picturales sur papier s’appuie sur des expressions naturelles mais symboliques, comme ces fils rouges sensés relier tout ou partie des éléments entrant dans les compositions ou destinés à initier des mappemondes individuelles… L’ensemble puissamment poétique qui peut donner parfois l’impression de se répéter, évolue sur des crêtes esthétiques.
Galerie Gounod, « Les parciels » d’Audrey Matt Aubert. Des peintures sur toiles de grandes dimensions présentent pour les unes les silhouettes en effigie de motifs architecturaux indiquant des palais ou des temples iconiques et pour d’autres, des ciels faits de taches informes pouvant renvoyer à quelque étude des Nymphéas par Claude Monet. Réduites à des évocations formelles peintes de façon quasi monochrome et presque rétiniennes, les peintures d’Audrey Matt Aubert semblent creuser l’identité visuelle de leurs sujets en retournant l’attention du spectateur vers le souvenir d’une chose partiellement vue ou disparaissant de la mémoire. Ses manières de soulignement de parties sélectives des bâtisses par des traits réalisés avec du ruban adhésif rappellent un travail d’esquisse crayonnée/ effacée/corrigée où le gommage fait date. En même temps, chaque motif bien circonscrit dans le rectangle du support met en abîme la monumentalité plastique naturelle des toiles. L’artiste, en massifiant son style et en s’appuyant sur une esthétique ensembliste du tableau, semble peindre en sculptant virtuellement. Quelque aporie des abstraits lyriques américains s’activant simultanément dans plusieurs directions artistiques apparemment étrangères mais concomitantes remonte. A suivre…
Galerie Templon. Jitish Kalat. L’exposition s’intitule « Phase transition ». Une autre proposition de thème est donnée en complément : « Dialogue avec le cosmos ». L’ensemble se ramène à un séduisant travail de composition cartographique et de collages documentaires, qui se réduit esthétiquement à des mélanges de très grandes tailles d’images d’expression documentaires ou scientifiques dessinées. C’est tout la fois précieux et habile, artistiquement décoratif, extrêmement bien réalisé, proprement présenté. Et sans intérêt.
Seconde exposition chez Templon, rue Beaubourg. Daniel Dezeuze « Sous un certain angle ». C’est une véritable rétrospective, des productions caractérisées de l’époque Support-Surface aux options actuelles, formellement moins radicales et militantes culturellement et surtout plus esthétisantes. La sécheresse sinon la pauvreté visuelle assumée et purement documentaire des démarches d’antan laisse aujourd’hui la place à une pratique artistique qui ne se dissimule pas d’avoir cherché à être une sorte de poïésie tactile. Si en conséquence certaines œuvres brillent d’un passé en rien dépassé, d’autres plus actuelles et d’un style plus agréable n'envoient que des reflets passablement dépolis.
Galerie Nathalie Obadia. « Là bas…Toi » par Carole Benzaken. Les œuvres combinées de plasticités photographiques et picturales évoquent des paysages perçus depuis un train lancé à pleine vitesse. Les tableaux semblent saisir cette impression rétinienne dans ses fractions de temps. L’apparence impressionniste et un rappel insistant de propositions visuelles décodées de Monet et de photographes pétris de pictorialisme, est partout : d’abord à travers l’évanescence qui enveloppe pêle-mêle et massifie le regard, le sujet et son expression picturale. Puis, filtrés et traduits en touches par l’artiste, il y a les scintillations des formes et le papillonnement des surfaces, le pétillement des sujets dispersé et décomposé, la désintégration optique et le rendu parfois pointilliste des sujets. Les supports calqués sur l’apparence d’une vitre et l’enregistrement allusivement mécanique des motifs peuvent aussi faire passer cette production pour des photogrammes. De sorte qu’au-delà d’un spectacle déjà naturellement plastique et sa transcription quasi analogique, on se demande où une recherche et une expression approfondies s’annoncent. C’est merveilleux que Claude Monet ou Alfred Stieglitz fascinent, mais pourquoi donc mimer à ce point le premier ?
Nicolas Guiet, Galerie Fournier. La présentation indique « le travail de l’artiste se joue dans les ambiguïtés des situations. » J’évoquerais plutôt l’ironie d’une présentation dont les objets artistiques tels qu’ils sont façonnés à travers des codes esthétiques d’objets décoratifs et de design semblent devoir fonctionner par retournement humoristique de leurs codes. Comment, en effet, qualifier des reliefs ni abstraits ni figuratifs ou que leur forme déroute, qui sont des sculptures ou des peintures, des bas reliefs ou des installations, des choses énigmatiques et qui paraissent des extraits perdus de produits devenus indéfinissables ? Incontestablement réels du fait qu’ils sont construits et perturbants parce qu’ils ne renvoient à aucune catégorie dans le champ artistique, les objets et les installations en volume lisses, colorés et d’esprit industriel ou vaguement design de Nicolas Guiet suscitent davantage une adhésion durable d’humour et de connivence qu’une reconnaissance spectaculaire d’intérêt. Sans doute est-ce d’ailleurs pour cela qu’il crypte avec facétie l’intitulé de ses créations par des suites hasardeuses de lettres au lieu de les nommer lisiblement. Il s’ensuit que chaque silhouette suggère un effort subjectif de réception plutôt réjouissant, pour ne pas dire « déjanté ». Je ne peux en ce sens qu’être réservé par la neutralité processuelle de nombre d’œuvres supposées ambitieuses mais banalement alignées sur les cimaises comme une suite de tableaux ordinaires. Cet accrochage conventionnel annule un mouvement créatif qu’à l’inverse, les scénarisations in situ d’autres œuvres valorisent avec énergie.
01/02/2019
Le propos de l’exposition est apparemment double : d’un côté le paysage, de l’autre, la peinture. Les tableaux de dimensions importantes épousent symboliquement le thème du paysage en intégrant la vastitude supposée des espaces naturels en usant de tous les codes conventionnels d’expression. On n’est pas surpris par la reprise d’un horizon toujours parfaitement linéaire équilibrant chaque composition souvent entre moitié et premier tiers de la hauteur du tableau. On n’est pas étonné du recours aux principes d’une perspective d’ambiance reposant sur des ombres et des lumières déclinant par degrés pour signifier les lointains. Il y a aussi des ciels opportunément comblés par des nuages dont la taille et l’emplacement diminuent progressivement eux aussi par rapport au plan du subjectile… A l’inverse, les couleurs, inhabituelles, divergent et auréolent la peinture d’une atmosphère paradoxalement irréaliste.
Quelques références et quelques simplifications à des manières d’artistes reconnus viennent troubler l’attention et faire croire à des tentatives de décrochements plastiques innovants, sinon pour certains audacieux. On songe aux échappées symboliques de peintres nordiques du XIXe repérables à l’altérité de leur style personnel. On reconnaît par analogie formelle des recherches plastiques autour du all over des créateurs américains contemporains comme Kenneth Noland, voire Newman (semble t-il, renversé à l’horizontale), réputés pour leurs saisies personnelles de la construction de l’espace en peinture ; on capte quelque allusion – par ailleurs revendiquée – aux gestes d’abstractions d’artistes comme Per Kirkeby, aux synthèses visuelles et cependant allusives d’un Claude Monet, des encres extrême-orientales… Le peintre attentif à bien peindre identifie aussi formellement des techniques d’exécution modernes. On note pour finir un attachement indéfectible pour la peinture de paysage et une approche académique du tableau. Olivier Masmonteil pratique en ce sens une peinture historique et quelquefois savante.
Avec ses peintures indiscutablement séduisantes et grâce à un savoir faire indiscutable, fait de références acquises et susceptibles de répondre positivement aux incertitudes de goût, le peintre cultive une somptuosité d’aspect. La justesse des rendus comme la contemporanéité des signes plastiques mobilisés trouble, et en ce sens, questionne pour tous les tableaux. Plus prosaïquement, le peintre, tout à ses évitements des pratiques disruptives, semble contraindre le « métier » au statut de mur esthétique infranchissable. Partant, ses peintures in fine plus décoratives que nécessaires ne rassurent, pas tant l’inattendu manque. Contredisant certains des modèles historiques dont il suggère par analogie qu’ils l’accompagnent, les ambitions artistiques du peintre s’amincissent d’œuvre en œuvre et réduisent la vivacité imaginative et l’innovation critique indispensables à la recherche en art.
29/01/2019
Dans la galerie aux allures d’entrepôt désaffecté Vincent Olinet a installé son travail pour qu’il s’apparente au lieu lui-même et agisse en trompe l’œil d’un lieu autre, un théâtre peut-être, à la fois impensable et pleinement rêvé. La facture générale de l’exposition intitulée « Une image » projette les intentions de son créateur de présomptions en suppositions plus mystérieuses les unes que les autres.
« Une image »… Mais laquelle ? Ou, lesquelles, vu les diverses œuvres exposées, pour certaines éphémères et pour d’autres des films ? Pour quel monde donc ? S’agit-il d’une vision ou d’un spectacle factuel ? Présentés comme une réalité devenue évanescente, l’entrepôt ou la galerie et le travail de Vincent Olinet se révèlent être une fiction et un décor conjoints dans une perspective de storytelling artistique. Subsidiairement, son travail libère en sus des confrontations esthétiques par une poésie étrange.
Les murs sont entièrement tapissés d’un papier peint à motifs de moulures supposées, de compositions florales et d’autres sujets badigeonnés en pochade ; le temps semble s’être arrêté comme un salon d’hiver ou un vaste boudoir dans un manoir de bande dessinée diffuse des parfums nostalgiques. Egarées au hasard dans les divers espaces des reliquats sur des tables désordonnées présument une fête finie et des convives sur le départ. Les éléments d’une vaissellerie supposée de cristal mais en réalité constituée de glace fondent lentement ; d’improbables fruits gelés : citrons, oranges, artichauts authentiques sont échus comme des lustres symboliquement tombés. De façon aussi hasardeuse, d’autres fruits sculptés aux proportions gigantesques sont silhouettés à la tronçonneuse. Sommairement peints de leurs teintes naturelles, isolés ou vaguement groupés contre les murs ils semblent gésir pêle-mêle ça et là. Chaque ensemble s’apparente à une nature morte comme des taches de vin sur une nappe peuvent faire songer aux traces assourdies d’échanges improvisés. Les spectateurs paraissent silencieusement errer dans les lieux comme s’ils étaient les visiteurs d’une fin de partie, glanant quelque dernière image, une conversation aux échos éloignés d’une pièce de Tchekov1. Sur un mur marginal, deux films présentent une autre installation conçue dans un environnement précédant et un documentaire de l’artiste capté à son travail dans son atelier.
En pointant des techniques d’expressions spécifiques, Vincent Olinet entend montrer que son travail ne se résume pas à l’imagination d’une ambiance. Comme il est dit, ce qui est peint a le statut d’une pochade prestement réalisée, ce qui est sculpté est juste dégrossis, ce qui est présenté semble être une autre sorte de « Tableau piège »2. Qu’une composition s’annonce, Vincent Olinet affiche crument un procédé : collage ou montage avec le papier peint, disposition hasardeuse voire appropriation avec les tables, la vaissellerie et les reliquats de repas inachevés. Le moindre effet de forme conserve un geste d’esquisse, la mobilisation d’un travail en train que l’artiste refuse de marginaliser. La plupart du temps, chaque couleur demeure de la même façon une teinte factuelle ou une valeur purement référentielle. Partout l’artiste concentre son attention sur les emportements et les rêvasseries d’un travail seulement créatif.
Vincent Olinet réussit avec succès un coup poïétique d’une stupéfiante beauté plastique. Apparentée à une commande d’œuvre in situ, l’exposition se révèle être un travail in process, voire pour les visiteurs pris pour des acteurs agissants, un happening préparés à leur insu. La mémoire d’un temps écoulé ou en train de remonter à l’esprit gouverne expressivement l’ensemble de l’exposition et donne à son entreprise une épaisseur esthétique indéniable. Les murs et l’espace de la galerie transformée en palimpseste onirique d’une demeure familiale et d’une vie bourgeoise à la fois doucereuse et désuète agissent à la manière d’une succession d’images rémanentes. Des souvenirs d’images jaunies fusent, par nuages des récits se reconstruisent par bribes ou sont induits par glissement, on peut aussi tenter de faire se dilater le présent et pourquoi pas réimaginer l’artiste en action. « L’image » vs l’exposition devient un opéra de pure fantaisie.
1/ « La Cerisaie », peut-être, dans la version inoubliable de Peter Brook au Théâtre des Bouffes du Nord. 2/ Les « Tableaux pièges » de Daniel Spoerri…
04/01/2019
C’est une occasion rare que de voir et fréquenter les pratiques individuelles et conjointes de Katarzyna Kobro et Wladyslaw Strzeminski. L’exposition rétrospective qui se tient à Beaubourg comble un vide en présentant à la fois leurs deux parcours artistiques et l’essentiel des théories esthétiques qu’ils ont initiés et défendirent. Et force est de relever que les radicalités des artistes jeunes ont parfois du mal à vivre longtemps sur la crête des vagues. Restent de magnifiques sculptures abstraites de Kobro, dont les compositions épurées aussi bien d’hybrides clignent avec sensibilité vers la peinture, que l’esthétique absolutiste des peintures « unistes » de Strzeminski est une recherche sur le sens du pictural avant d’être un sujet. Les suites des deux entreprises plasticiennes confirment leur tentation pédagogique par des essais d’extensions architecturales dans la lignée des projets du futur groupe Abstraction-Création. Elles ont aussi à voir avec l’ensemble des idéologies futures de divers projets esthétiques qui ont pu faire croire à la possibilité d’un art universellement acquis. En marge, comme souvent, les pratiques individuelles s’émoussent, « ça patouille », « ça volumise approximativement », le fond se disperse, s’officialise dans des formes conventionnelles. Et comme par contradiction ou paradoxe, la vague, parfois, remonte au plus haut, avec des productions subtilement engagées, de nouveau horizons graphiques ou visuels, des hurlements de véhémence humaniste. Les dernières salles consacrées aux montages plastiques dénonçant la barbarie concentrationnaire nazie ou les compositions marines de Strzeminski, les recherches sculptées figuratives non narratives de Kobro rappellent des flammes dont l’incandescente jeunesse n’a pas fléchie.